Prologue

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__Jusqu'à ce jour, de mes cinq années de vie, je n'ai pas le moindre souvenir d'une expérience aussi déstabilisante que ce jour où tout a commencé - du moins, si je ne compte pas l'arrivée du petit parmi nous... ainsi que ce jour, précisément, où je ne me retrouve avec rien d'autre que ces quelques souvenirs amers. Sinon, il me reste de nombreux espoirs fous qui ne valent plus grand chose, au point où j'en suis rendu. Il faut faire avec ce qu'on a, de toute façon, pas vrai?
__On ne m'a pas fait don des connaissances et de la sagesse du Supérieur, certes, mais avec le peu de savoir dont je dispose, je peux certifier qu'il n'y a rien de plus déroutant, pour un Nobody, que le moment de sa naissance.
__Laissé pour seul dans un monde qui, bien évidemment, vous est parfaitement étranger, vous aurez beau chercher, espérer ; personne ne viendra pour vous. Tous se trouvent dans une situation semblable à la vôtre. Chacun pour soi - c'est la base de toute situation problématique.
__Probablement que, sans même savoir d'où ces capacités vous viennent, vous serez apte à vous déplacer par vous-même, faire usage de la parole, formuler des idées, aussi insolites soient-elles. Cependant, à quoi bon? On ne cherchera ni à vous comprendre, ni à vous aider. La raison est toute simple : vous n'êtes personne. Retenez-le bien.
__Vous n'êtes que l'ombre d'un individu avec une vie qui a déjà commencé sans vous. Vous n'êtes que ce qu'il reste d'une personne sombrée dans les ténèbres à qui on a ravi son cœur pour des motifs si peu ambitieux. Vous n'êtes qu'une coquille vide, sinon nantie d'une âme qui à jamais n'aura nulle part où aller. Inutile de songer à vous en remettre à des amis ou à une famille, bien que cela n'évoque pas grand chose pour vous, considérant que vous n'avez jamais connu et ne connaîtrez jamais rien qui puisse s'en rapprocher. La seule chose que vous possédiez n'est même pas à vous : quelques mémoires peu concrètes d'une personne dont vous ignorez l'identité mais de qui, que vous le vouliez ou non, dépendra à jamais votre existence. Déplorable, n'est-ce pas? Vous n'avez encore rien vu.
__Comme tout Nobody, vous en viendrez sans doute à vous demander si vous avez un cœur - vous savez, celui que vous n'êtes pas sensé avoir. Oh, ne vous posez pas trop de questions : vous avez bel et bien un cœur - si vous acceptez d'y croire, cela va de soi. Seulement, ce n'est pas le vôtre, bien qu'il vous revienne de droit. Il appartient depuis toujours à quelqu'un qui ne sait ni en faire usage, ni en profiter. Quant au reste, vaut mieux vous en remettre à la politique de l'autruche. Je vous assure que vous avez mieux à faire.
__Enfin, vous êtes victime de la plus grande injustice qui soit : vous êtes le fruit d'une expérience mal tournée qui vous a pourvu d'une nature vous interdisant tout accès à la moindre émotion qui puisse s'avérer saine. Ceux qui osent s'y aventurer en payent le prix... tout comme, en ce jour, j'assume les conséquences de mes actes. Je suis la preuve vivante que les choses ne vont malheureusement pas avec le mérite... Sans quoi je n'en serais certainement pas rendu là - pas aussi creux, aussi perdu.
__Somme toute, j'en ai conclu que tout Nobody se retrouve avec une dette en commun : celle d'exister. Quelle fatalité, vous ne trouvez pas? Attendez... vous n'en avez rien à faire, en fait. Comme tous les autres, quoi.
__Il s'avère donc que ma propre dette date du jour de mes seize ans - âge auquel je suis né. Peu importe l'âge d'un Nobody à sa naissance, cela ne change en rien le fait qu'il soit sur le même pied d'égalité que tous les autres nouveau-nés. Pourtant, quelques-uns, tout comme moi, ont eu la chance - et voilà une ironie à laquelle j'ai cru, il y a de cela un certain temps - qu'on leur offre de trouver leur raison d'être. À vrai dire, cela n'avait rien d'un choix puisqu'on me l'a imposé. Toute chose a un pour et un contre, après tout.
__Or, il est vrai que j'ai trouvé là ma raison d'être : seulement, cela ne s'est pas produit de la façon dont on l'avait prévue. À qui de droit - le destin, peut-être, si cela s'applique à un individu de ma nature - j'en suis reconnaissant. Cela m'aura permis de tenir le coup plus longtemps. Plus que je l'avais espéré...
__...Ou du moins, c'est ce dont je tentai tant bien que mal de me persuader, jusqu'au jour où, avec un peu de recul, j'en conclus que cela était plus en leur avantage qu'en le mien.
__Les injustices, d'aussi loin que cela remonte, ont toujours été de ce monde. Tout comme leurs victimes - et tout comme moi je fus l'une d'entre elles.
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